01/09/2015 Portrait de Frédéric II Gonzague, Titien

Portrait de Frédéric II Gonzague

• Portrait de Frédéric II Gonzague, duc de Mantoue, ca 1529, Titien, musée du Prado, Madrid
Petit retour sous la Renaissance, pour un portrait aussi fascinant par son auteur que par son modèle.
Comme dans le cas du portrait d’hier, on est en présence ici d’un grand mécène avec un grand peintre.
Frédéric (1500-1540), élevé en partie à la cour du pape Jules II (1510-1513) et à celle de François Ier (1515-1517), en tant qu’otage politique, était le fils d’une autre très grande mécène, Isabelle d’Este, la patronne de Mantegna et Lorenzo Costa. Il fut représenté enfant par Raphaël dans la fresque de l’école d’Athènes (musées du Vatican). Devenu marquis de Mantoue à 19 ans, il fut élevé au titre de duc par l’empereur Charles Quint en 1530. Homme d’une très grande culture, Frédéric sera le mécène du parmesan Corrège, de Jules Romain, ou encore du Titien.
Ce portrait a été commandé dans le cadre d’une stratégie nuptiale. Il devait permettre de donner de sa personne un aspect favorable afin de contracter la meilleure union possible. Cet homme très élégant est représenté avec les attributs de sa puissance (l’épée) mais le chapelet autour du cou vient témoigner de sa foi. Enfin le bichon maltais qui l’accompagne ajoute une part de féminité propre à émouvoir les demoiselles concernées. La stratégie de Frédéric a fonctionné et il épousera en 1530 Marguerite de Montserrat. Le couple donnera naissance à 7 enfants entre 1533 et 1540.
À partir de 1523, Titien (1488-1576) va travailler dans l’entourage de Frédéric II pendant plus de 10 ans. Ce portrait célèbre, maintes fois copié, entrera ensuite dans la collection de Charles 1er d’Angleterre puis rejoindra définitivement l’Espagne après la décapitation du monarque en 1649.

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Photo wikimedia commons Tizian_063.jpg Usr : Crisco 1492

Multiples ou uniques ? Les répliques des grands artistes

L’unicité de l’âme et de l’œuvre

L’œuvre artistique doit être unique

L’analyse des motivations des collectionneurs de tableaux et de sculptures met clairement en lumière la notion de singularité, d’unicité, de non-réplicabilité. On parle en latin d’unicum et en allemand d’Unikum. Dans la suite, comme le substantif n’existe pas en français, nous utiliserons le terme latin.
Une peinture est donc d’abord une œuvre unique de l’artiste. Côté sculptures, le marbre, réputé plus difficile à répliquer que le bronze a ainsi plus la faveur des collectionneurs de sculptures, et est dans tous les cas une œuvre originale. Pour le bronze, édité par moulage d’une autre pièce, la définition est plus conventionnelle. Un bronze est ainsi considéré comme œuvre originale (à défaut d’être unique) lorsque le « tirage [est] limité à huit exemplaires et contrôlé par l’artiste ou ses ayants droits » (article 71 de l’Annexe III au Code général des impôts, décret du 10 juin 1967). Ceci a été amendé ensuite (article 98 A de l’Annexe III au Code général des impôts) en passant à douze exemplaires :
« – Parmi ces originaux, quatre appelés « Epreuves d’Artistes » doivent être numérotés EA I/IV, EA II/IV, EA III/IV, EA IV/IV en chiffres romains,
– Les 8 autres seront numérotés 1/8, 2/8 etc. en chiffres arabes. »

L’artiste créateur et démiurge

Le terme d’artiste ou plutôt d’artista a été inventé par Dante vers 1310 dans La Divine Comédie (chant XIII du Paradis). L’artiste est celui qui a à la fois la capacité intellectuelle de concevoir ce qu’il veut faire de la matière et l’habileté technique, celle de la main, pour incarner ce projet dans la matière, même si, nous dit Dante, il a « l’usage de l’art et la main qui tremble » (l’artista ch’a l’abito de l’arte ha man che trema). Il est intéressant de constater que ces vers de Dante interviennent dans un chant où il évoque la philosophie de saint Thomas d’Aquin, et le multiple et l’unique dans la création par Dieu des êtres avec leur infinie diversité.
Peindre ou sculpter une personne a longtemps relevé de l’atteinte à des pouvoirs réservés au Dieu créateur. Si dans l’antiquité cela ne posait pas de problème, l’iconoclasme chrétien a existé en 730 à Constantinople et il a fallu attendre le XXe siècle avec Chagall, Soutine, Kisling, etc. pour que les peintres juifs évoquent avec la main les âmes dans des portraits. On sait aussi malheureusement que ces croyances de la représentation en tant qu’« horreur impie » subsistent toujours et que les Bouddhas de Bâmiyân ont été totalement détruits par les talibans en 2001. Le portrait existait déjà dans le monde antique (monnaies et médailles, statues des empereurs romains, portraits du Fayoum) mais plus de mille ans vont s’écouler avant que le portrait profane renaisse. Renaissance italienne comme école du Nord vont alors, de manière différente, réaliser des portraits, c’est-à-dire « exprimer l’individualité intérieure de l’homme autant que sa position sociale » selon le mot de Bernard Berenson (in Esthétique et Histoire des arts visuels, 1953, p. 230). On notera que lorsqu’on parle peinture ou sculpture jusqu’au XVIIe siècle, le sujet est presque toujours relatif à la représentation humaine. Le paysage pur ne naîtra que plus tard, et la nature morte (qui n’a pas encore ce nom) est rare.

Le collectionneur s’approprie l’âme de l’artiste

L’artiste est créateur, le tableau ou la sculpture créée capture ainsi la personnalité du sujet dans son unicité, et l’objet créé est unique. Symétriquement, le commanditaire s’approprie le talent de l’artiste qu’il admire. Le commanditaire ou le collectionneur achète donc non seulement de la matière, mais un morceau unique de l’âme de l’artiste.

Et pourtant…

Les répliques aux XVe et XVIesiècle

Si l’on se tient à ce qui précède, le choix de l’unicité va empêcher l’artiste de répliquer son œuvre. Mais on constate dès le XVe siècle une propension des artistes à réaliser plusieurs versions de leurs œuvres. Ces versions peuvent être quasi-identiques ou présenter des différences significatives.
Leurs motivations tiennent à la fois à des considérations très terre-à-terre comme le fait de faire vivre sa famille, mais aussi au désir de plaire aux puissants de ce monde. Encore faut-il aussi distinguer entre l’artiste qui recrée une œuvre précédente, et celui qui fait exécuter par son atelier une copie de son œuvre, en la retouchant éventuellement pour qu’elle soit dite de sa main.
Lorsque plusieurs versions d’un même tableau existent et qu’un doute peut naître sur celui qui est l’original, il est possible depuis quelques années de lever ce doute. Sur un original, l’artiste peut changer la conception du tableau, changer son dessin, voire repeindre certaines parties. On parle alors de repentirs. La technique de la réflectographie infrarouge permet de révéler ces repentirs et les dessins préparatoires. Sur une réplique, les repentirs n’existent pas.

Europe du Nord

Van der Weyden réalise Saint Luc dessinant la Vierge entre 1435 et 1440 pour la Guilde de Saint-Luc de Bruxelles. Mais quatre versions sont disséminés dans les grands musées. On sait maintenant que le tableau de Boston est l’original. Les spécialistes débattent toujours pour savoir si les autres versions sont des répliques ou des copies d’atelier.

À gauche Museum of Fine Arts Boston, puis Alte Pinacotek Munich, et en-dessous musée de Groningue et Ermitage Saint-Pétersbourg

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Rogier van der Weyden – les quatre Saint-Luc dessinant la Vierge

On ne peut plus réellement parler de réplique mais la composition est très similaire chez Robert Campin dans sa Vierge à l’Enfant à la cheminée (musée de l’Ermitage) et sa Vierge à l’Enfant dans un intérieur (National Gallery Londres).
On connaît de Cranach des versions nombreuses de Vénus et Cupidon ou de Vénus à la source. Le procédé est alors devenu purement commercial.

Renaissance italienne

En Italie, Léonard a initié le mouvement avec ses deux Vierge aux rochers (Louvre, National Gallery), pour des raisons essentiellement juridiques, son commanditaire n’étant pas satisfait du résultat de la première version.
C’est Titien qui va donner le ton quarante ans plus tard, avec la Femme à la fourrure (Ermitage, Kunsthistorisches Museum), Vénus et Adonis (original perdu, répliques au Prado, Metropolitan, NGA Washington, Getty museum), Madeleine repentante nue ou vêtue, mais surtout avec ses Danaë. La première est celle de Naples suivies par celles du Prado, de l’Ermitage et enfin celle de Vienne. Peint pour Ottavio ou Alessandro Farnese (petits-fils de Paul III), cette Danaë symbolise le début d’une nouvelle période stylistique pour le Titien, la touche est plus libre, la couleur devient plus importante que le dessin. La composition sera reprise en 1553-54 pour Philippe II d’Espagne, une servante laide remplaçant Cupidon, puis au moins à quatre autres reprises : les versions connues à ce jour sont donc à Capodimonte (Naples), au Prado, à l’Ermitage, et au Kunsthistrosches Museum de Vienne (de gauche à droite et de haut en bas). Le visage de Danaë serait celui d’Angela, courtisane romaine dont le cardinal Alexandre Farnese était amoureux fou en 1546.

Titien_Danae_quatre
Titien – Les quatre Danaë

Dans le cas de Titien, il s’agissait à la fois d’une réutilisation de sa composition pour diminuer le temps passé (eh oui, déjà !) mais aussi de mettre sur un pied d’égalité ses différents commanditaires. Philippe II, roi d’Espagne ne pouvait être moins bien servi que son neveu et vassal Alexandre Farnese, et un autre neveu de Philippe II, Rodolphe II va acquérir la version de Vienne en 1601.
Arcimboldo se verra de même commander une réplique de sa série des Saisons (Kunsthistorisches Vienne), offerte par l’empereur du Saint-Empire Maximilien II à l’électeur Auguste de Saxe (aujourd’hui au Louvre).

Les répliques aux siècles suivants

Ce phénomène de la réplique comme cadeau se poursuivra avec les portraits des puissants au XVIIe siècle. On peut citer par exemple le Portrait du cardinal de Richelieu par Philippe de Champaigne (Louvre, National Gallery).
Toute autre est la motivation d’un Caravage. La Diseuse de bonne aventure est commandée par Prospero Orsi (1594, Louvre). Elle suscite un tel engouement que le cardinal Francesco Maria Del Monte en commande une réplique (1595, Rome, musée du Capitole) et comme le peintre a du mal à subsister, il accepte la commande. Le même phénomène se reproduit avec Les Joueurs de luth (Ermitage et collection Wildenstein, parfois exposé au Metropolitan). Il touche aussi d’autres caravagesques (Artemisia Gentileschi,etc.).
On peut s’étonner de la même façon de trouver au hasard des visites plusieurs Watteau au même titre. L’Embarquement pour Cythère est son morceau de maîtrise (aujourd’hui au Louvre) mais il a exécuté une autre version, à la demande du roi de Prusse Frédéric II (château de Charlottenburg, Berlin).
Plus tard sous le Directoire, Joséphine, après avoir demandé à son mari de poser pour le peintre Gros pour le premier Bonaparte au pont d’Arcole, a commandé deux répliques pour ses enfants Eugène et Hortense. C’était aussi pour elle un moyen de mieux ancrer sa famille dans le premier cercle du futur empereur. L’un des portraits est maintenant à l’Ermitage, l’autre au château d’Arenenberg en Suisse. Nous avons raconté cette fascinante histoire sur le blog (Bonaparte au pont d’Arcole : ici)
La photographie va mettre à mal la notion d’unicum dans la deuxième partie du XIXe siècle, mais l’art de la peinture ne va pas en souffrir.
La réplique ne doit pas être confondue avec la série. Quand Monet peint la cathédrale de Rouen à différentes heures de la journée, il cherche à capter la lumière, et non à répliquer un tableau. La démarche a laissé au final trente tableaux tous différents.
Van Gogh a également pratiqué beaucoup la réplique d’un sujet, mais pour des raisons liées à sa pauvreté et à la difficulté de trouver des sujets différents. La famille Roulin en particulier a fait l’objet de nombreux tableaux, souvent presque identiques. Il a ainsi peint six versions du Portrait de Joseph Roulin. Une exposition a été organisée à la Phillips Collection de Washington du 12 octobre 2013 au 26 janvier 2014 pour comparer et apprécier in situ. ( Van Gogh Repetitions – Phillips Collection )
De même, Cézanne a peint de nombreuses Baigneuses ou Montagne sainte-Victoire. Mais c’est leur nombre cette fois qui les empêche d’être parfaitement identifiées et individualisées. Seuls les trois Grandes Baigneuses (ci-dessous Barnes Foundation Philadelphie, Musée de Philadelphie et National Gallery Londres) ou encore les cinq Joueurs de cartes (Barnes Foundation Philadelphie, Metropolitan, Orsay, Courtault Institute, collection privée de l’émir du Qatar) ont accédé au statut d’icône universelle.

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Paul Cézanne : les trois Grandes Baigneuses

Le cas de la sculpture est plus compliqué puisque, on l’a vu plus haut, huit bronzes peuvent être appelés originaux. Les Bourgeois de Calais de Rodin peuvent être vus à Saint-Pétersbourg, Copenhague, Paris, Bâle, Phildelphie, etc. Parfois le marché se mêle aussi du processus. Il ne s’agit plus du tout de répliques mais de copies. On peut ainsi sourire de la multiplicité des Petite danseuse de quatorze ans d’Edgar Degas. Seule l’une d’elles est originale. Elle est en cire et à la National Gallery de Washington. Les vingt-neuf autres ne sont que des copies, fondues en 1922 après la mort de l’artiste. Aussi il n’est pas rare de retrouver la Petite Danseuse d’un musée à l’autre (Metropolitan, Orsay, Tate Britain, Philadelphie, Ny Carlsberg Copenhague, etc.) ce qui a grandement contribué à sa célébrité, mais aucune de celles que nous avons pu voir dans les différents musées n’est signalée comme copie.

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La Petite danseuse à New York et Copenhague (entre autres). Œuvre de Degas ou simple copie ?

Au XXe siècle, le problème continue à se compliquer lorsque de l’œuvre on passe à l’installation. Que penser de Warhol et de ses innombrables Marilyn ou des Wall Drawings de Sol Lewitt qui ne sont plus réellement des œuvres uniques mais des installations ?

Les quelques lignes ci-dessus ne sont en aucun cas une étude exhaustive, mais juste une illustration de quelques-unes des motivations autour des répliques réalisées par les artistes eux-mêmes. Nous avons évoqué dans les guides parus ou sur la page Facebook de VisiMuZ les cas de Pannini, de Guido Reni (Atalante et Hippomène), de David Teniers, de Jan Brueghel de Velours, de Pieter Bruegel l’Ancien et Pieter Brughel le Jeune, de Rembrandt, de Rubens, etc. Ces pratiques diminuent-elles l’admiration que l’on peut porter à l’œuvre ? La plupart du temps ce n’est pas le cas. Toutefois, il existe des cas comme celui de Degas ci-dessus où l’on ne peut plus se contenter de montrer. On se doit d’expliquer l’histoire qui a créé cette situation. C’est ce que nous faisons dans les guides.

Les multiples et les musées

Vous savez que chez VisiMuZ, nous nous intéressons à la pratique des répliques d’artistes. Chaque fois que nous avons connaissance de ce phénomène (et c’est souvent), nous vous indiquons pour ces œuvres les autres versions et où on peut les voir, ainsi que les histoires, toujours intéressantes, sur les rapports entre commanditaires et artistes, autour de ces versions. Mais il n’est pas sans signification de constater que les musées n’indiquent pratiquement jamais que le tableau que nous avons sous les yeux n’est pas un unicum. Chaque musée s’approprie un peu de la gloire du peintre et ne veut pas signaler qu’il s’agit d’une réplique, et encore moins où on peut voir les autres versions. Enfin, il est à noter que les anglo-saxons ne font toujours pas la distinction entre répliques et copies, et nomment repetitions ou copies les versions postérieures à la version originale.

Crédits photographiques

Rogier van der Weyden
Boston http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Weyden_madonna_1440.jpg?uselang=fr User : Eugene a Licence : CC-PD-Mark
Munich http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Weyden-MadonnaLucca-Munic.jpg?uselang=fr User : Amadalvarez Licence : CC-PD-Mark
Groeninge http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Weyden-MadonnaLucca-Groeninge.jpg?uselang=fr User : Amadalvarez Licence : CC-PD-Mark
Ermitage http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Rogier_van_der_Weyden_-_St_Luke_Drawing_a_Portrait_of_the_Madonna_-_WGA25583.jpg?uselang=fr User : JarektUploadBot Licence : CC-PD-Mark
Titien
Capodimonte http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Tizian_011.jpg?uselang=fr User : Eugene a Licence : CC-PD-Mark
Prado http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Tizian_012.jpg?uselang=fr User: Escarlati Licence : CC-PD-Mark
Ermitage http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Titian_-_Danae_%28Hermitage_Version%29.jpg?uselang=fr
Vienne : VisiMuZ
Cézanne
Barnes Foundation http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paul_Cezanne_Les_grandes_baigneuses.jpg?uselang=fr User : Ribberlin Licence : CC-PD-Mark
Philadelphie Museum: http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paul_C%C3%A9zanne_047.jpg
Barnes Foundation, Phildelphie User : Eloquence Licence : CC-PD-Mark

National Gallery, Londres http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paul_C%C3%A9zanne_-_Bathers_%28Les_Grandes_Baigneuses%29_-_Google_Art_Project.jpg?uselang=fr User DcoetzeeBot Licence : CC-PD-Mark
Degas
Metropolitan et Copenhague : VisiMuZ

Les Érotomanes de Prague

Après trois derniers sujets sur le blog VisiMuZ relatifs à la muséographie, nous avons choisi de nous accorder un peu de détente. Et quoi de mieux que se replonger un peu dans l’histoire avec les érotomanes de Prague. Non ! Rien à voir avec une ballade dans les quartiers chauds de la capitale de Bohème, ou une version tchèque d’un magazine avec des petits lapins, mais simplement le propos de Lord Kenneth Clark (1903-1983), directeur de la National Gallery de 1933 (à 30 ans !) à 1946 et historien d’art célèbre, dans The Nude, an Essay in Ideal Form (Princeton University Press, 1984, 1re éd. 1956).

Rodolphe II : trente ans de mécénat entre 1580 et 1611

Rodolphe II de Habsbourg (1552-1612) était le petit-fils de Charles-Quint (par sa mère), et donc le neveu de Philippe II d’Espagne (1525-1598). Il devint aussi son beau-frère après le mariage de Philippe avec Anne (1549-1580), la sœur aînée de Rodolphe. Il était aussi par le mariage de sa sœur Élizabeth (1554-1592) le beau-frère de Charles IX, roi de France. Les problèmes liés à la consanguinité étaient inconnus des scientifiques de l’époque.
Rodolphe a transféré la cour de Vienne à Prague en 1586. Le concile de Trente avait eu lieu, et Rodolphe était resté profondément attaché au catholicisme. Il soutint donc la Contre-Réforme. Mais à son métier de roi, il préférait le rôle de protecteur des arts et des sciences, et profitait de ce que la vie pouvait lui apporter. À Prague, il s’était entouré d’artistes, comme François Ier l’avait fait à Fontainebleau avec Le Primatice, Niccollo del’ Abbate ou Rosso Fiorentino, et Philippe II à Madrid avec Titien.
Rodolphe avait hérité de son père Maximilien II certains des Titien de sa collection. Élevé à la cour d’Espagne de 1564 à 1571, il voulut aussi comme son oncle Philippe enrichir sa collection de Titien (mort en 1576). Il acquit entre autres une version de Danaë en 1601, ainsi qu’une version de Vénus au joueur de luth.
Les peintres de Rodolphe étaient nombreux et deux d’entre eux étaient plus talentueux : Hans von Aachen (1552-1615) a accompagné Rodolphe de 1576 à sa mort, et Bartholomeus Spranger (1546-1611) est resté à Prague de 1592 jusqu’à sa mort. Avec Spranger et von Aachen, Rodolphe a rejoué le scenario de Philippe II avec Titien pour la série des Poesie. Les tableaux peints à Prague à cette époque ont le plus souvent un contenu propre à réjouir les sens de leur commanditaire. Mais réduire Rodolphe II à un obsédé sexuel serait inapproprié. Seuls un quart des tableaux de Spranger montrent des nus, et, dans le même temps, Rodolphe a aussi passé commande à Arcimboldo ou protégé l’astronome Tycho Brahé.

Les compositions de Bartholomeus Spranger

Une salle importante au Kunsthistrorisches Museum de Vienne, contiguë à la salle Bruegel, est consacrée aux peintres de Rodolphe. Attardons-nous quelques instants sur Bartholomeus Spranger.
Peintre flamand né à Anvers, il s’installe en Italie de 1565 (il n’a que 19 ans) à 1575 et il y travaille pour le pape Pie V, celui-là même qui considérait les statues antiques du Belvédère comme des idoles et les avait fait cacher. Spranger y découvre aussi des œuvres de Jules Romain et de Perin del Vaga destinées au cercle privé. On peut voir exemple à l’Albertina de Vienne, un Jupiter et Antiope, gravure de Gian Giacomo Caraglio vers 1530 d’après Perin del Vaga (ici) qui n’a rien à envier à certaines estampes japonaises. Au contact du Maniérisme, Spranger a appris aussi à apprécier les poses très sophistiquées des personnages. Ses tableaux pragois le montrent en digne continuateur du Parmesan ou de l’école de Fontainebleau.
On trouve ci-dessous cinq exemples pour illustrer l’œuvre de Spranger. À Vienne ce ne sont pas moins d’une douzaine d’œuvres qui sont présentées par roulement parmi les dix-huit que comporte la collection.

1) Hermaphrodite et la nymphe Salmacis – Ovide – Les Métamorphoses (4, 337-379)

Salmacis tombe amoureuse du jeune Hermaphrodite mais celui-ci se refuse à elle. Elle part et le garçon se déshabille pour se baigner. Salmacis, le voyant si beau, ne peut plus se maîtriser, et se colle à lui dans l’eau. Elle demande alors aux dieux la faveur qu’ils soient à jamais unis l’un à l’autre et elle est exaucée.

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Hermaphrodite et la nymphe Salmacis, ca 1580 – 110,5 cm x 81,5 cm

2) Glaucus et Scylla – Ovide – Les Métamorphoses (13, 898-968)

Scylla rencontre Glaucus. Celui-ci devenu immortel depuis qu’il a été transformé en poisson, lui fait le récit de sa métamorphose et lui présente les avantages d’une vie avec lui dans la mer.

Spranger - Glaucus et Scylla - VisiMuZ - Kunsthistorisches Museum Vienne
Glaucus et Scylla, ca 1580-82 – 110 x 81 cm

3) Hercule, Déjanire et le centaure Nessus – Ovide (Métamorphoses, IX, 101-134)

Hercule avait confié sa femme Déjanire au centaure Nessus mais celui-ci trompa la confiance d’Hercule et tenta de la ravir. Hercule tua Nessus avec une flèche empoisonnée par le poison de l’hydre. Le centaure meurt en donnant à Déjanire, soit-disant pour la protéger, sa tunique ensanglantée et empoisonnée et ainsi construire sa vengeance post-mortem.

Spranger_Kunsthistorisches_Vienne_Hercule_Dejanire_et_le_centaure_NessusHercule, Déjanire et le centaure Nessus, ca 1580-85 – 112 x 82 cm

4) Ulysse et Circé – Homère – L’Odyssée d’Homère– chant X

Circé a changé les compagnons d’Ulysse en porcs. Celui-ci se voit confier par Hermès une herbe qui l’immunise contre le poison qu’elle veut lui faire boire. Voyant son échec, elle lui propose alors :
« Mais, remets ton épée dans sa gaine, et couchons-nous tous deux sur mon lit, afin que nous nous unissions, et que nous nous confiions l’un à l’autre. » (traduction de Leconte de Lisle)
Vous trouverez la suite par exemple ici. Ulysse et ses compagnons resteront un an chez Circé.

Spranger_Kunsthistorisches_Vienne_Ulysse_et_CirceUlysse et Circé, ca 1586-87 – 110 x 73,5 cm

5) Vénus et Adonis – Ovide (Métamorphoses, X, 510-559 et 708,739)

Adonis est le plus beau des mortels. Homère précise : « L’Envie même aurait loué sa beauté ; en effet, il ressemblait aux corps des amours dénudés peints sur un tableau, mais, pour ne pas que son équipement l’en distingue, ajoutez-lui un léger carquois, ou retirez-le aux Putti. » (Traduction A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2008) .
Vénus en oublie sa nature divine. Elle va à la chasse avec lui tout en le mettant en garde contre ses dangers. Adonis va mourir des assauts d’un sanglier. Spranger représente ici les adieux de la déesse et du chasseur. Comme souvent dans ses tableaux les corps se touchent et ajoutent à la vue des corps la tension érotique née de ce toucher.
Remettons aussi en lumière que William Shakespeare a écrit sa pièce poétique Vénus et Adonis en 1593-94 donc trois ans avant la composition de Spranger et que Vénus et Adonis est aussi un des tableaux des Poesie de Titien (original au musée du Prado, répliques à la National Gallery Londres, au Metropolitan, à la National Gallery of Art de Washington, et au Getty Museum L.A.).
Le thème est alors au goût du jour. Le tableau permet de prolonger le plaisir intellectuel et émotionnel de la pièce.

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Vénus et Adonis, 1597 – 163 x 104 cm

Poesie de Bartholomeus Spranger

Les sujets de Spranger sont le plus souvent mythologiques et représentent des couples. Ils ont une valeur d’exemplarité. Ils appartiennent au corpus culturel des lettrés de l’époque, même si les nudités et les attitudes font naturellement partie des éléments recherchés.
Citons l’article de Da Costa Kaufmann et Coignard (référence ci dessous, page 36) : « La notion bien connue de la critique humaniste que les peintures considérées comme comparables aux poèmes sont régies par des principes similaires ut pictura poesis était très répandue en Europe Centrale. Le traité de Pontanus contenait en appendice une longue discussion sur les relations entre la poésie, la peinture et la musique. »
Le roi Rodolphe a créé pendant son règne la notion de Kunstkammer, ou cabinet de curiosités, qu’elles soient œuvres de la nature ou de l’homme. La vue de toutes ces merveilles donnait un sens à sa pensée. Vanités, allégories se mêlaient à la sensualité et la beauté. Les collections de Rodolphe sont pour l’essentiel au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Le talent de Spranger n’est pas étranger à leur renommée.
Nous reprendrons après d’autres à propos de Spranger la conclusion de Charles Hope (Problems of Interpretation in Titian’s Erotic Paintings, Tiziano et Venezia pp 136-137) à propos de Titien. « Les poesie n’étaient donc pas seulement des erotica très élaborées mais une démonstration hautement consciente et calculée de ce que l’art de peindre pouvait accomplir ».

Note : l’actualité romaine et papale nous avait fait intervertir la publication du guide VisiMuZ du Kunsthistorisches de Vienne et des musées du Vatican. Ce dernier va paraître avant le 20 juin. Celui de Vienne paraîtra au courant de l’été.

Référence :
DaCosta Kaufmann Thomas, Coignard Jerôme. Éros et poesia : la peinture à la cour de Rodolphe II. In: Revue de l’Art, 1985, texte intégral ici .

Crédits Photographiques
VisiMuZ sauf
Vénus et Adonis – Lien : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bartholomeus_Spranger_-_Venus_and_Adonis_-_WGA21692.jpg User : JarektUploadBot Licence : CC-PD-Mark